Bernard Jullien juge l’arrestation de Ghosn

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L’arrestation de Carlos Ghosn pose de nombreuses questions. Sans son « omniprésident », que va devenir l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi ? Le constructeur japonais a-t-il poussé le patron français vers la sortie ? L’analyse de Bernard Jullien, économiste spécialiste du secteur automobile.

Que va devenir l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi ? Après l’arrestation du patron Carlos Ghosn soupçonné de malversations au Japon, le conseil d’administration de Renault devrait confier les rênes du groupe français à un tandem intérimaire. Côté japonais, Carlos Ghosn a-t-il été un frein au développement de Nissan, comme l’affirme son PDG ? « Si Nissan est devant Renault, c’est grâce à Ghosn », rappelle Bernard Jullien, économiste spécialiste du secteur automobile. Entretien.

Nissan pèse beaucoup plus que Renault dans les comptes de l’alliance.

Nissan pèse beaucoup plus que Renault dans les comptes de l’alliance. | Quelle est votre réaction à cette affaire Carlos Ghosn ?

Cela correspond à une phase de très fortes turbulences dans l’alliance [entre Renault-Nissan-Mitsubishi]. L’alliance est à la recherche d’un mode de gouvernance stabilisé et considéré comme légitime de part et d’autre.

La gouvernance actuelle n’est pas considérée comme légitime ?

C’est compliqué depuis le début. Même si, bon gré mal gré, ça marche plutôt. Mais il y a un problème : l’alliance n’arrive pas à déterminer quel doit être le schéma de gouvernance et, qui finalement, prendra le pas sur l’autre. La logique actionnariale voudrait que ce soit plutôt Renault qui prenne le leadership puisque c’est lui qui a racheté Nissan [en 1999, NDLR]. Et en même temps, depuis dix ans, on dirait que Renault s’excuse sans arrêt d’avoir la majorité chez Nissan. Le Japonais dit qu’il n’est pas question que l’on renforce le pouvoir de Renault et que le Français impose sa loi.

Pourquoi ? Après tout, l’alliance avec Renault a sauvé Nissan.

Les Japonais considèrent qu’on leur fait payer trop cher le fait qu’ils étaient très mal il y a vingt ans et que, depuis quinze ans, ils font les volumes et une part majeure des profits de l’alliance. Dès lors, il y a pour eux une incongruité à voir Renault les dominer et les diriger.

Arrivé en avril 2017, Hiroto Saikawa, DG de Nissan, a succédé à Carlos Ghosn. Au mois d’octobre, il présentait ses excuses dans une affaire de falsification de certificats de contrôle des voitures.

Arrivé en avril 2017, Hiroto Saikawa, DG de Nissan, a succédé à Carlos Ghosn. Au mois d’octobre, il présentait ses excuses dans une affaire de falsification de certificats de contrôle des voitures. | AFP

Sauf que le constructeur français a repris du poil de la bête…

En effet, Nissan a une profitabilité un peu plus chancelante sur 2018 alors que Renault s’est bien redressé. Accessoirement, si Nissan est aujourd’hui si loin devant Renault, c’est en partie parce que Ghosn, en personne, a interdit Renault en Chine. Nissan fait aujourd’hui 1,2 million de voitures dans le pays, Renault, qui a fini par y mettre un pied, autour de 60 000… Comme c’est un marché très porteur, Nissan apparaît comme étant beaucoup plus performant. Mais c’est un peu factice.

Il est surprenant de voir que c’est l’entreprise, dont il a été l’artisan du redressement, qui le dénonce aujourd’hui…

Il y a un côté Brutus… On se demande aussi pourquoi ces histoires sortent maintenant. Il y a probablement une volonté d’orienter l’alliance dans une direction qui serait plus favorable à Nissan.

L’affaire semble aller au-delà de la personnalité de Carlos Ghosn. La volonté de l’État français de monter au capital et d’accroître ses droits de vote fait-elle peur aux Japonais ?

Oui, même si je me suis toujours demandé si l’aspect État français – dont on nous dit que c’est un casus belli pour les Japonais – n’est pas un peu surjoué. On ne peut pas dire que l’agence des participations de l’État soit particulièrement intrusive dans la gestion de Renault depuis trente ans.

Si les Japonais sont pragmatiques, ils n’ont aucune raison de se plaindre d’une omniprésence de l’État français.

Le fond de l’affaire, c’est que leur reprise par Renault, qui leur a été nécessaire à un moment de leur histoire, est une sorte de traumatisme dont ils ne se relèvent pas. Ils aimeraient trouver les moyens d’effacer cette trace de leur histoire. Au lieu de ça, la structure de leur capital et leur gouvernance le rappelle qu’ils ont perdu la main, d’une certaine manière.

Mais certains observateurs parlent de « coup monté » en interne par Nissan pour reprendre la main.

Je n’irai pas jusque-là. Je suppose qu’ils ont des faits objectifs à lui reprocher. Ce que je me demande, c’est si le moment où cette affaire éclate est fortuit. Ma réponse est plutôt non. Il y a depuis longtemps une volonté d’en finir avec une certaine autocratie, avec les arbitrages rendus intuitu personae par Carlos Ghosn. Cela suppose de mettre en place de nouvelles règles. C’est d’ailleurs ce que Ghosn s’était engagé à faire : préparer sa succession.

Quel est l’enjeu pour Nissan ?

De savoir comment, après Ghosn, seront rendus les arbitrages et par qui. Et ce qui est envisagé aujourd’hui ne convient pas à Nissan.

C’est-à-dire ?

Carlos Ghosn veut maintenir l’alliance telle qu’elle est. Pour lui, il faut préserver l’identité de chaque partie et il n’est pas question de fondre Mitsubishi dans Nissan. L’idée est donc que chaque groupe garde une autonomie, avec des stratégies distinctes les unes des autres. Mais cela suppose un comité d’alliance, avec une présidence tournante : le président de Renault et Nissan, à tour de rôle, tous les ans ou tous les deux ans.

Et ça, Nissan n’en veut pas ?

Ils considèrent que la parité n’est pas acceptable. Cela voudrait dire que, certaines fois, des arbitrages seront rendus contre Nissan.

Ils voudraient voler de leurs propres ailes ?

Non, ils voudraient qu’il apparaisse inévitable, en France, que Nissan prenne le leadership.

Bernard Jullien, économiste spécialiste du secteur automobile

Bernard Jullien, économiste spécialiste du secteur automobile | DR

Qu’est-ce que Renault apporte à Nissan aujourd’hui ?

Déjà, il a porté Nissan en Europe. Il apporte aussi des volumes bien loin d’être négligeables et qui le sont de moins en moins. Renault apporte surtout une innovation, là où Nissan est centré sur l’efficience (efficacité, capacité de rendement). Nissan fait bien ce que tout le monde fait, mais ne brille pas par sa capacité à aller sur des terrains nouveaux. C’est plutôt la génétique de Renault que de faire ça.

Par exemple ?

Pour la Kwid – cette petite voiture à 3 500 € produite en Inde – il a fallu remettre en question des habitudes, des fondamentaux du métier. Or, on a vu pu voir que c’était assez naturel chez Renault, mais invivable chez Nissan, qui a profondément la culture de la règle à respecter. Sur le low cost ou sur l’électrique, on a clairement un apport de Renault.

L’avenir de l’alliance est-il menacé ?

Tout le monde dit que non. Il y aurait trop à y perdre. Ce schéma d’organisation a montré qu’il était très adapté à la situation des deux entités. Il permet de mettre en commun beaucoup de choses, sans perdre l’intérêt de la diversité. Mais il y aura probablement quelques mois de turbulences, avec des tensions fortes entre Français et Japonais. La quête du compromis ne sera pas facile.

Cela peut déstabiliser les trois constructeurs ?

Pas sûr. Il y a des choses qui avancent toutes seules et semblent difficilement réversibles. Les employés qui travaillent sur l’électrique en Chine ne vont pas s’arrêter de bosser. Ceux de Nissan qui travaillent sur l’autonome, en lien avec leurs confrères de Renault et Mitsubishi, non plus. Pas plus que ceux qui fabriquent les Nissan Micra sur les chaînes de Flins (Yvelines).

L’usine Renault de Flins (Yvelines) où est assemblée la Renault Zoe et la Nissan Micra.

L’usine Renault de Flins (Yvelines) où est assemblée la Renault Zoe et la Nissan Micra. | Archives Stéphane Geufroi

Carlos Ghosn peut-il rester à la tête de Renault ?

J’imagine mal, dans la mesure où il a déjà laissé la direction opérationnelle à Thierry Bolloré et que la seule mission qui était la sienne était de gérer l’avenir de l’alliance. S’il est indésirable chez Nissan, je vois mal comment il pourrait continuer.

Ce n’est pas un patron habitué à se laisser marcher sur les pieds. Est-il envisageable qu’il arrive à retourner la situation ?

Ghosn n’est jamais aussi bon que dans l’adversité et il faut s’attendre à une riposte, à la manière d’un fauve blessé. Cela dépendra de sa capacité à convaincre le conseil d’administration de Renault et en particulier l’agence des participations de l’État (actionnaire à 15 % de Renault) que c’est un coup monté des Japonais et qu’il faut y résister.

Mais si les faits reprochés sont insurmontables, son départ deviendra une évidence. Et la rapidité de l’annonce laisse à penser qu’il y a quelque chose dans le dossier, même s’il est difficile de se prononcer : tout cela est encore un peu nébuleux et on ne sait pas grand-chose, finalement.

Que ce soit Nissan qui porte le fer est assez surprenant, non ?

Ce qui est bizarre c’est que, s’il a dissimilé des revenus au fisc, ce n’est pas au patron de Nissan de faire le boulot du fisc nippon. Et s’il a volé l’entreprise, ce qui est évoqué, c’est des petits bouts de ficelle. L’utilisation de l’avion de l’entreprise à des fins personnelles ne vaut pas une ligne dans le monde terrible et immoral du capitalisme. Il y a une vraie interrogation sur ce qu’il a dans le dossier.

Qui pourrait lui succéder ?

Les conseils d’administration auront intérêt à ne pas déstabiliser davantage les équipes en allant chercher quelqu’un d’extérieur. Thierry Bolloré (actuel directeur général adjoint de Renault), par exemple, même si certains estiment que c’est un bon second mais pas un numéro un. Mais c’est quelque chose que l’on a dit de tous les patrons de Renault, Louis Schweitzer compris (patron de 1992 à 2005). La légitimité s’acquiert avec le poste (1).

Dans un monde automobile en pleine révolution, le départ d’un patron réputé pour sa solidité et sa vision, n’est-il pas dangereux ?

Je ne pense pas. On l’a bien vu avec Carlos Tavares [ex-numéro deux de Renault devenu patron de PSA] et Patrick Pélata [ex-numéro deux de Renault poussé à la démission en 2013 après l’affaire des vrais-faux espions chez Renault], dans la mesure où il y avait Ghosn au-dessus d’eux, il leur était interdit d’avoir une vision et de l’exprimer. Il n’est pas du tout exclu que, le jour où Ghosn sera parti, des personnes actuellement en poste changent de dimension.

(1) Dans l’immédiat, le conseil d’administration de Renault devrait confier les rênes de Renault à un tandem intérimaire formé par l’administrateur référent Philippe Lagayette et Thierry Bolloré. À plus long terme, le nom de Didier Leroy, actuel numéro 2 de Toyota et ancien collaborateur de Carlos Ghosn chez Renault, a également été avancé.

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