Instabilité juridique et politique, révisions constitutionnelles et investissement

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Dans cet entretien croisé d’actualité en raison des bruits et rumeurs qui secouent la vie politique de nombreuses capitales africaines, Maître Ifede AKPO, Docteur en droit constitutionnel, Avocat au barreau de Toulouse et son compère, Youssouf CARIUS, Economiste, Fondateur de Pulsar Partners, société d’investissement, apportent un éclairage intéressant sur le lien entre l’instabilité constitutionnelle et les investissements.

Maître AKPO : Pourquoi se pose-t-on la question de la stabilité des constitutions en période électorale en Afrique subsaharienne francophone ?

On observe à travers plusieurs pays du continent africain, une inflation des révisions constitutionnelles en période électorale. En effet, les constitutions sont censées être les garantes de l’alternance démocratique, à travers les clauses de limitation des mandats présidentiels. Cependant, chaque élection présidentielle fait l’objet de tensions plus ou moins exacerbées eu égard aux velléités de révision de la constitution par le président sortant. C’est pourquoi, dans une certaine mesure, la rigidité de la procédure de révision de la constitution peut constituer un frein à ces velléités. Tout homme qui dispose du pouvoir est tenté d’en abuser si l’on en croit Montesquieu. C’est la raison d’être de la séparation des pouvoirs qui permet aux contre-pouvoirs de s’opposer aux abus. Ces mêmes contre-pouvoirs se révèlent faibles dans le contexte africain francophone ce qui entraîne des rapports de force déséquilibrés entre exécutif, législatif et judiciaire, reflet de régimes à prééminence présidentielle.

Youssouf CARIUS : Quelles perceptions cela engendre du point de vue des investisseurs locaux et internationaux ?

Naturellement l’instabilité constitutionnelle dans la région est considérée comme le reflet de nations et d’institutions étatiques relativement jeunes ; mais aussi comme le symptôme révélateur de l’instabilité des systèmes administratifs, politiques et sociaux dans leur ensemble. De fait, à l’échelle locale, les décideurs intègrent régulièrement le paramètre électoral dans leur plan d’investissement. A titre illustratif, l’engagement du secteur privé local dans les statistiques de l’investissement domestique suit une tendance rythmée par les échéances électorales.

Vu des partenaires économiques et investisseurs étrangers, la planification stratégique des investissements est impérative. Les financements longs se raréfient pour cette raison et certaines opérations sont systématiquement adossées à des assurances risque pays dès lors que le calendrier électoral se rapproche. La couverture assurancielle des engagements extérieurs a pour effet direct le renchérissement des conditions d’investissement en compensation. Cela vaut aussi pour le prix des commandes publiques africaines passées auprès de sociétés étrangères. Les bons de commandes pour des prestations équivalentes sont souvent tarifés de façon complètement hétérogènes d’un pays à l’autre (le facture politique est souvent la variante d’ajustement).

Maître AKPO : Quels mécanismes juridiques (nationaux ou supranationaux) permettraient d’éviter ces instabilités ?

Afin de prévenir les crises électorales, on constate au niveau international que les Etats francophones dans le cadre de la Francophonie ont signé la Déclaration de Bamako du 3 novembre 2000. Celle-ci précise dans son paragraphe 4 que «la démocratie est incompatible avec toute modification substantielle du régime électoral introduite de façon arbitraire ou subreptice». Cependant, cette déclaration n’a pas de valeur juridique et tout dépend de la bonne volonté des signataires. Au niveau régional voir sous régional, on a la CEDEAO qui indique à l’article 21 de son protocole de 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance qu’ «aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques ». Ces précautions n’empêchent cependant pas les crises de se manifester. C’est pourquoi afin de résoudre les crises électorales, on mobilise aussi bien des acteurs internationaux ou régionaux (observateurs, médiateurs, certificateur des résultats) que des acteurs nationaux (classe politique, commissions électorales, juge constitutionnel).

Youssouf CARIUS : Comment couvrir des risques d’instabilité juridique pour un investisseur privé ?

Je l’ai mentionné tantôt. Il existe des systèmes d’assurance risque pays couvrant les sinistres liés aux instabilités politiques ou militaires. Ces produits sont très souvent sollicités sur des investissements aux maturités longues, soumis aux aléas politiques. Mais ce n’est qu’une partie de solution le plus souvent utilisée par les investisseurs internationaux. La meilleure couverture de risque demeure la stratégie d’investissement elle-même, tant pour les acteurs locaux qu’extérieurs. Les investisseurs opportunistes lancent souvent les prémisses de leur stratégie d’investissement en pleine période électorale, en quête des opportunités les plus alléchantes, bénéficiant de l’accalmie des marchés et de la volonté d’autres acteurs de sortir de leur position à moindre coût. L’opportuniste bénéficie d’une décote naturelle due à l’incertitude, tout en maitrisant son niveau d’exposition au risque politique.

Youssouf CARIUS : Pourquoi continuer d’investir dans une zone que vous considérez instable juridiquement ?

L’intérêt de l’Investissement en tant que discipline, et de la Finance dans un sens plus large, nait de l’hétérogénéité des marchés. Les actifs soumis à des conditions différentes, dans des environnements différents présentent des caractéristiques de rendement et un potentiel tout aussi différent (souvent plus intéressant). L’instabilité juridique ou politique parfois cache un potentiel, lié au fait que les opportunités ne sont pas couvertes. Une bonne majorité des investisseurs peuvent fuir une zone instable mais qui présente tout de même d’autres caractéristiques positives (une demande, peu de concurrence…). Ce sont parfois des marchés de niche à exploiter si l’on arrive à contourner et gérer le risque d’instabilité.

Maître AKPO : Qu’est ce qui est essentiel dans les constitutions pour un développement inclusif à long terme ?

Le problème n’est pas la constitution mais la pérennisation au pouvoir du chef de l’Etat. Cela révèle les limites du droit constitutionnel classique qui se retrouve alors concurrencé par un droit constitutionnel de crise. A titre d’exemple, on a des accords politiques de sortie de crise qui peuvent concurrencer la constitution dans le processus de sortie de crise. Ces périodes de crise sont parfois marquées par des conflits identitaires qui sont, en réalité, des luttes de position et de redistribution des ressources. Pour surmonter ces conflits, il convient donc d’éviter les politiques d’exclusion au profit de politiques inclusives. En tout état de cause, c’est l’adhésion des acteurs politiques et sociaux à la culture démocratique et aux processus électoraux qui permettra de dépasser les crises.

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